lundi 16 janvier 2017

L'Art de la Mémoire.

Et aujourd'hui, admirable lecteur : John Crowley ! (round of applause) (aucun lien avec Aleister).

Salut les copains.

Auteur américain de science-fiction et de fantasy, notre ami John  (qu'on vous présente succinctement par ici) est un petit génie, un grand nom trop peu connu, un condensateur-extenseur de rêves. 

Mais vraiment. 

Son oeuvre est fort malheureusement tombée en désuétude chez nous autre français, sans doute par manque de lectorat ; je m'attarderai aujourd'hui sur son plus gros succès, Little, Big. En l'occurence, une histoire de fées, enfin, d'une maison au carrefour du temps, des souvenirs de ses habitants, dans laquelle vient habiter Smoky Barnable avec son épouse Daily Alice. La maison s'appelle Edgewood, et le roman parut chez nous en deux tomes pas forcément super bien traduits à mon humble avis.

Little Big nous conte la découverte de cette maison à l'orée des bois, a travers la famille qui l'habite, sur quatre générations. De Drinkwater, l'architecte qui l'a conçue, de son épouse Violet capable de voir les fées (dit-elle) vont naître des liens de sang étranges, une descendance capables de divinations, pour certains dotés d'un pouvoir de séduction irrésistible ; et Daily Alice, fraîche épouse de Smoky Barnable, en fait partie.  

Tout cela se déroule dans un clair-obscur d'été languissant ou les fées restent toujours à la limite de notre champ de vision ; toujours à l'orée du réel, en parfaite incarnation d'un fantastique plus chaleureux, sensuel et évanescent que son image d'Epinal, descendant de Lewis Carroll (et d'un iota de Dunsany ?) bien plus que de Shelley, Hoffman ou Meyrink. C'est ici la frontière entre le songe et le réel qui est en jeu, non l'irruption d'un élément étranger dans ce dernier. 

On pourrait y trouver une filiation avec ces grands romantiques des vallées alpines que sont Thomas Mann et Hermann Hesse, notamment dans le dernier été de Klingsor... Qu'on retrouve chez Hugo Pratt le temps d'une pause Helvétiques , (Le songe de Corto commence alors qu'il s'endort dans sa baignoire en lisant l'Utopia de Thomas More, autre source de Crowley, la boucle est). 

Si le deuxième tome s'intitule l'Art de la Mémoire, et si c'est là le titre de cet article, figurez-vous qu'il y a une raison. 

Sans vous dévoiler la fin des aventures de Smoky et surtout de son fils Auberon dans le second tome, le diptyque introduit un art cher à son auteur et à moi-même, celui du mind palace, ou art de la mémoire, permettant par une série de techniques moins ésotériques qu'il n'y paraît de retenir une quantité incroyable d'informations. Et oui, cher lecteur, je sais que le dernier épisode de Sherlock, saison 4, est sorti sur les ondes albioniennes hier soir, et que le bon détective de Baker Street (sous la plume de M(Mycroft)ark Gatiss et non celle de Doyle) a remis le palais mental au goût du jour. 

Quand je n'ai pas la classe internationale, je vais dans ma tête construire un palais. Et cette délicieuse écharpe Paul Smith n'est plus disponible à la vente, les péons.

L'idée de base étant que, pour ne pas citer à nouveau l'ultime Gilbert Durant, les images s'inscrivent dans notre matière grise bien plus facilement que les mots. Le pourquoi n'échappera pas à grand monde, notre cortex visuel et notre besoin de nous repérer dans l'espace depuis qu'il fallait ne pas se faire grignoter par des tigres à dents de sabre ayant une légère avance sur le besoin de communiquer ou de créer des concepts. 

Le palais mental nécessite un lieu connu et non neutre, et des images associées à chaque pièce, chaque meuble, chaque tiroir que l'on créera dans ce lieu afin d'y classer des informations, images qui devront être marquantes, donc émotionnellement fortes, donc potentiellement portées sur la mort ou la gaudriole, et... L'imaginaire. 

Une somme de Francis Yates a fait le grand tour du sujet, mettant en lumière, outre une approche toute différente de l'histoire de l'art (après tout, il faut bien emmagasiner de la matière avant de pouvoir créer du neuf, et ils avaient pas l'internet à l'époque hein.) les exploits de personnalités comme celle de Giordano Bruno, sulfureux moine nolain capable de réciter la bible dans les deux sens, et ardent défenseur d'un univers infini ou le centre serait partout et la circonférence nulle part...
Qui finira bien évidemment sur le gril.

Je la sens pas cette raclette avec le cardinal...

  Sa doctrine encyclopédico-magique, liant l'art de la mémoire aux constellations et à une mystique des mathématiques, inspirée de Raymond Lulle comme du néo-hermétisme, fait de la folle du logis (l'imagination) la forme supérieure d'organisation de la pensée, en ce sens qu'elle englobait sa prodigieuse mémoire en connectant ses symboles, ses images, ses lieux et les mots attachés à ces lieux. Si bien évidemment la mémoire ne fait pas le génie - il faut du raisonnement pour ça, ainsi qu'une méthode - cette imagination-reine qui sentait fort le soufre et se séparait de conditionnements mnémotechniques "froids", destinés aux rhéteurs, est l'une des pierres angulaires de l'univers Crowleysien, dont l'érudition, un peu comme celle d'un certain Umberto Eco (ou nous retrouvons l'Ars Memoriae dans le pendule de Foucault), reste empreinte de joyeuseté et d'innocence.

Ainsi en est-il de Little, Big, ainsi en est-il plus encore d'Aegypt, tétralogie de Crowley dont seuls les deux premiers tomes furent traduits en français, véritable ode à l'Art de la Mémoire, ou nous croisons Bruno en bonne compagnie. Autre succès critique, autre four en France. Mais cela est une autre histoire...
Gardons simplement pour aujourd'hui celle de Smoky Barnable et des fées invisibles, d'une maison pleine de portes sur l'été, d'un récit qui met le doigt sur la fine membrane séparant nos perceptions, nos souvenirs et nos rêves... en souhaitant bonne lecture à celles et ceux qui souhaiteraient la découvrir.

"On a certain day in June 19—, a young man was making his way on foot northward from the great City to a town or place called Edgewood, that he had been told of but had never visited. His name was Smoky Barnable, and he was going to Edgewood to get married; the fact that he walked and didn’t ride was one of the conditions placed on his coming there at all."


Incipit de L'Orée du Bois, John Crowley







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire